Le marchand de sable

Publié le par Allan Ridley

 

Le silence de la nuit est perturbé par des détonations, à intervalle régulier, assez puissantes pour faire vibrer les murs de la maison. Une douce symphonie en l’honneur d’Arès j’présume. Les tremblements incontrôlables qui me secouaient au début des bombardements se sont calmés. J’ne peux expliquer à quoi cela est dû. Mes craintes ne se sont pourtant pas apaisées mais je crois que je suis las d’être effrayé par l’approche plausible de la faucheuse. Montrer ma détresse ne l’éloignera pas pour autant s’il est dit que mon heure est arrivée. Encore une nuit où le marchand n’a pas de sable à nous vendre. Déjà trois jours que j’ai pas pu fermer l’œil plus d’une demi-heure.

http://medias.lepost.fr/ill/2009/05/01/h-20-1518756-1241214562.jpgUne image furtive me revient en mémoire. J’ai du mal à la recentrer dans mes souvenirs. Après quelques efforts je finis par retrouver des éléments. C’était le grondement sourd du moteur d’un bombardier qui m’a ramené à cet après-midi il y a deux ans, lorsque ce maudit conflit a débuté. J’étais dans le parc près de la maison avec mon fils et une cousine qui était venue nous rendre visite. Enzo, mon garçonnet alors âgé de douze ans, décrivait des allers-retours avec son vélo pas très loin du banc publique où j’me trouvais. Ma cousine, Claire, me parlait de ses récents problèmes au boulot et je m’efforçais de lui trouver des solutions ou du moins des raisons de ne pas laisser une fois de plus tomber cet emploi qui semblait ne pas lui convenir, comme une bonne dizaine de jobs avant celui-là. C’est à ce moment que l’ombre discrète d’un bombardier qui volait bien trop près du plancher des vaches avait attiré mon attention. Aucune alerte n’avait retenti sur le coup. A croire que personne n’avait pu prévoir une telle chose. Les quinze aéronefs qui frappèrent ce jour-là devaient être passés hors de portée de tous les radars pour des raisons que je n’ai jamais sues. D’ailleurs le savoir ne m’aurait pas rendu ma cousine qui fut tuée par un éclat de métal projeté par une explosion toute proche et qui lui perfora la gorge. J’avais tenté désespérément de juguler l’hémorragie provoquée par la large entaille de mes deux mains, mais en vain. Je n’eus même pas le loisir de trainer sa dépouille à l’abri. Je devais protéger Enzo et retourner à la maison où se trouvait encore mon épouse. Sur le chemin, le souffle d’une autre explosion nous avait propulsé mon fils et moi contre un mur, sans grand dommage fort heureusement, si l’on considère que dans une telle situation voir son enfant perdre conscience était négligeable. J'avais été contraint de le porter sur le reste du parcours pour trouver une fois à la maison ma femme sous une tonne de décombres probablement tombés sous la violence des frappes. Quel n'avait pas été mon désarroi à la vue de ce désastre. En quelques minutes, ma cousine et mon épouse n’étaient plus, alors qu’une heure auparavant nous prenions tous ensemble un déjeuner fort plaisant dans notre salle à manger maintenant en ruine. Marla avait dû être surprise par les secousses provoquées par les bombardements alors qu’elle s’occupait de débarrasser la table des restes de notre repas. Le plafond avait cédé entrainant des meubles et des portions de mur de l’appartement du dessus.

Tout cela était si soudain. J’avais alors eu la sensation que le sol se dérobait sous mes pieds. C’est à ce moment que mon garçon avait repris ses esprits. Il avait contemplé notre demeure qui avait perdue l’aspect accueillant qu’il lui connaissait lorsque nous l’avions quitté il y a peu. Il avait hurlé en apercevant sa mère gisant sous les gravats et s'était précipité vers elle. Il m'avait alors lancé un regard de détresse embué de larmes.

« Papa, elle est morte !  Tante Claire aussi ! Mais qu’est-ce qui se passe ? » Vociférait-il avec un air hagard.

« Si seulement je le savais… » Avais-je rétorqué dans un souffle. J’avais de la peine à réaliser, probablement en état de choc, je n’étais pas en mesure de prendre les initiatives nécessaires pour assurer la survie de mon fils et ce jour-là je n'avais du mon salut qu’à l’arrivée fort opportune d’un ami qui vivait dans le voisinage et qui nous avait aidé à transporter le stricte nécessaire pour rejoindre la cave du domicile d’un autre voisin jugée plus sure pendant la durée du déferlement des bombes.

Le bombardement soutenu se prolongea toute la soirée. A l’aube, quand le calme se fit enfin, après une nuit blanche passée à prier toutes les entités célestes possibles et imaginables, nous découvrîmes le spectacle désolant de notre quartier résidentiel dévasté. Des corps jonchaient les rues. Des personnes qui la veille étaient encore pleines de vie gisaient inanimées sur la chaussée, les trottoirs et les immeubles détruits. Quelles que soient leurs orientations politiques ou religieuses ou même leur statut social, ces personnes partageaient à ce moment précis le même sort. Une fois la partie terminée le Roi et le Pion retournent dans la boîte comme disait un joueur d’échec.

Deux ans plus tard, nous savions que l’attaque était d’origine iranienne. Une union des Etats arabes s’était formée pour contrer les pays de l’ouest qui s’engluaient dans une islamophobie grandissante. L’Iran s’était procuré l’arme nucléaire et l’avait utilisé sur Jérusalem lors du conflit qui l’opposait depuis plusieurs mois à Israël. L’OTAN puis l’ONU avait joint les forces du reste du monde dans un conflit qui avait embrasé le Moyen-Orient, et toute la région méditerranéenne. C’est cette guerre absurde qui m’avait privé de Marla, qui m’avait pris Claire et qui avait traumatisé à vie mon petit Enzo.

Ce soir, je me demande encore pourquoi la vie s’acharne à me conserver parmi les siens. Mon fils a perdu l’usage de ses yeux l’année dernière lorsqu’une déflagration a logé des débris de verre dans ses orbites. Perdre la vue dans une telle situation peut presque faire figure de service rendu à la vue des horreurs dont on est témoin tous les jours. La bêtise humaine est aveuglante. On se déplace au grès des mouvements de réfugiés en espérant fuir les ravages de ce conflit, mais faut croire qu’il nous traque minutieusement. En parlant de se déplacer, c’est devenu une véritable gageure pour moi depuis qu’une mine m’a pété la jambe droite dans le désert. Mais j’me dois de tenir bon pour mon fils.

 On nous annonçait une fin du monde en 2012. Elle n’a pas eu lieu, mais mon monde à moi s’est écroulé quelques mois plus tard en 2013. J’me retrouve coincé avec mon fils et d’autres réfugiés dans une maison dotée d’un abri souterrain. Et cette nuit encore le marchand n’a pas de sable à nous vendre…

 

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J
<br /> Un moment j'ai cru à un fait réel et je me demandais comment tu pouvais écrire une telle histoire sans te tordre de douleurs..<br /> A publier !<br />
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A
<br /> <br /> Ah oui c'est rassurant que ce ne soit qu'une fiction. Mais c'est vrai que parfois la réalité dépasse la fiction.<br /> <br /> <br /> Merci de l'avoir lu <br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> J'ai malheureusement la même peur que toi!<br />
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A
<br /> <br />  On croise les doigts pour que le pire n'arrive pas...<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> J'espere que ce n'est que de la fiction...<br /> <br /> <br /> c'est bien écrit!<br />
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A
<br /> <br /> Merci c'est gentil. Pour le moment ce n'est que de la fiction et j'espère que ça le restera, mais avec ce qui se déroule à Gaza en ce moment j'ai parfois l'impression de voir des signes<br /> avant-coureurs d'une catastrophe à plus grande échelle.<br /> <br /> <br /> <br />
N
<br /> Je n'allais pas passer à côté de ca ! Surtout que c'est bien d'actualité...<br /> Si je t'ai inspiré, je suis très contente :)<br /> Toi aussi portes-toi bien, attention aux froids qui arrivent ! Bises, bonne soirée<br />
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A
<br /> <br /> D'ac Nais',<br /> <br /> <br /> j'ferais gaffe. Toi aussi restes au chaud.<br /> <br /> <br /> Bises, bonne soirée.<br /> <br /> <br /> <br />
N
<br /> Bonsoir Allan !<br /> Ouah un long texte, ca se fait rare chez toi en ce moment ^^ je suis bien contente de l'avoir lu d'ailleurs, il est super ! Ambiance fin du monde, "en retard" terrifiante...<br /> La boucle est bouclée, avec l'absence du marchand de sable au début et à nouveau à la fin.<br /> Bises, bonne soirée<br />
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A
<br /> <br /> Bonsoir Nais'<br /> <br /> <br /> ravi que t'ais pu lire cette longue histoire, c'est vrai que j'en avais plus écrit d'aussi longue depuis un moment. Tu m'as peut-être inspiré d'une certaine manière qui sait...<br /> <br /> <br /> Bises et portes toi bien surtout.<br /> <br /> <br /> <br />