Courage et loyauté en amitié
Vous est-il déjà arrivé de commettre un acte honteux qui entache vos souvenirs et que vous avez du mal à vous pardonner ? C’est peu probable d’être âgé de plus d’une vingtaine d’années sans être passé par là. A moins d’être dénué de conscience, ou d’être tellement imbu de soi-même qu’on ne se remette jamais en question. Ne dit-on pas que l’erreur est humaine ? C’est peut-être pour ça que j’ai toujours souhaité venir d’ailleurs. Malheureusement pour moi, j’suis vraiment humain, car les erreurs j’en ai un paquet. Et celle-là remonte à fort longtemps.
J’devais avoir 8 ou 9 ans à cette époque-là. A cet âge on est parfois convaincu d’être déjà grand et de pouvoir comprendre les choses. Dans la cité ou je vivais à cette période, je m’étais fait un ami, mon meilleur ami. La 1ère personne de ma vie avec laquelle je me sentais très lié sans avoir pour autant des liens de sang. Nous l’appellerons Karim. Karim est un peu « mon autre » comme on le dit parfois dans certains bouquins aux tendances louches. On partageait les mêmes délires, très souvent les mêmes goûts et surtout une grande imagination. Mais lui c’était un casse-cou, un rebelle dans l’âme, mal à l’aise avec toutes formes d’autorité mais épris d’un fort esprit de justice. J’étais plus discret, assez timide et passablement craintif. Il m’amenait à me dépasser, à faire fi de certaines peurs et à trouver du plaisir dans certains jeux risqués. Mais c’était aussi un protecteur, qui prenait soin de ses sœurs, de moi et même de mes cadets quand l’occasion se présentait. Ce fût d’ailleurs le cas ce jour-là. On jouait dans le parc et d’autres gosses de la cité plus âgés que nous, nous embêtaient pour nous contraindre à libérer l’aire de jeu que nous occupions pour un match de foot. La surface était trop petite pour qu’on puisse jouer tous ensemble sans se marcher sur les pieds. De plus, ils n’avaient aucune intention de jouer avec nous, estimant peut-être qu’on était trop petit pour représenter des adversaires ou des coéquipiers valables. Mais on s’était entendu des mois à l’avance sur un système de rotation et c’était notre tour. Ces grands dadais n’en n’avaient cure pour l’heure et étaient bien décidés à nous évincer. Face à notre entêtement, ils se mirent à nous lancer des cailloux. Les filles furent les premières à battre en retraite sous le déluge, bien qu’aucune pierre n’ait atteint sa cible. Karim avait plutôt l’intention d’aller en découdre avec les trois lanceurs de pierres (le reste de la bande était en retrait et attendait sagement le dénouement) qui nous dominaient de plus d’une tête. Je le retins par le bras, l’incitant à nous suivre pour s’en aller. Mais il ne put s’empêcher de les invectiver, rapidement suivi dans cette manœuvre par mes cadets et ses sœurs. Mal leur en prit, car les cailloux devinrent plus précis et certains finirent par toucher ma sœur et celle de Karim. Ma frangine se mit à beugler comme un troupeau de bisons en furie. Karim vit rouge. D’un mouvement rapide il échappa à la prise que j’avais sur son bras et fonça dans le tas. Deux des crétins prirent peur et reculèrent pour se mettre à l’abri. Le 3e larron fit face mais jugea mal l’importance de la menace. Il se ramassa un coup de boule à l’estomac et roula dans les feuilles mortes en mugissant comme une bête à l’agonie. Karim enchaîna rapidement avec une série de coups de poing qu’il logeait où il pouvait dans une confusion et une frénésie extraordinaire. La surprise passée, son adversaire s’employa à le faire rouler sur lui-même pour prendre le dessus. Lorsque le mouvement fut un succès, il mit un point d’honneur à rouer Karim de coups sous les ovations de ses amis. J’savais à l’avance que c’était une lutte dans laquelle Karim avait un sérieux désavantage, il était en mauvaise posture et l’aider aurait pu rétablir l’équilibre et lui permettre de s’échapper. En espérant bien entendu que ça demeure un « deux contre un » (ce qui était utopique, car j’imagine bien que les autres lascars allaient s’en mêler). J’étais là, à me demander quoi faire alors qu’il aurait été naturel de foncer sans me poser de question, pour porter secours à mon ami. Pendant que j’en étais encore à délibérer en mon for intérieur, l’énergumène se lassa d’administrer son violent traitement à mon pote et estimant probablement qu’il avait compris la leçon le lâcha. Karim resta un court moment au sol, pour reprendre ses esprits je présume, puis se releva lentement. Il passa près de moi sans me regarder avec un air renfrogné. Ce fut la seule expression de son mécontentement à propos de cette histoire. Mais elle est restée gravée en moi comme le pire des reproches. Je n’ai jamais pu me pardonner d’avoir manqué de courage à ce moment précis.
Depuis ce jour, je m’efforce de ne plus donner des raisons à mes proches de m’afficher ce visage boudeur. Surtout ceux qui, comme Karim, n’hésitent pas à se mouiller pour les autres. Ce souvenir peu glorieux m’a permis d’apprendre les valeurs du courage et de la loyauté. Avec le temps mon ami s’est assagi, devenant plus posé et réfléchi. Et moi, à son contact je me suis découvert un tempérament fougueux qui se dissimulait très loin en moi et qui fait surface parfois dans des circonstances anodines ou assez inattendues. Car il est évident pour moi désormais que la lâcheté n’est plus une option. Si Karim doit se prendre des coups, on les prend ensemble. C’est aussi ça l’amitié.